Où l'on retrouve, en plein air et en compagnie de plusieurs autres individus, un vieux copain sur scène nommé Ben Harper...
Jeudi dernier, j'ai retrouvé un vieux copain. Je ne parle pas de l'ami de longue date, venu voir le dit bonhomme en live avec ma compagne et moi pour la première fois en quelques vingt-cinq d'écoute. Je parle de celui qui est arrivé sur scène. Une scène comme il en a foulé plusieurs dizaines de milliers depuis le début de sa carrière, depuis les petites salles jusqu'aux festivals gorgés de monde jusqu'à perte de vue. J'ai eu beau m'éloigner quelque peu du dit copain ces dernières années, écouter ses derniers albums avec évidemment moins d'enthousiasme qu'auparavant, Ben Harper a toujours réussi à se rappeler à mon bon souvenir. Il faut dire qu'il a marqué nos oreilles à l'âge où tout est poreux. Où tout s'écoute avec une émotion et un ressenti immenses; ressenti décuplé parce que tout, à cet âge, est première fois.
On admirait avant tout le copain pour son généreux touché de guitare et sa voix gorgée de miel, davantage que pour son talent quasi juvénile (soyons objectif) de parolier pacifique. Avec son côté touche-à-tout, le californien cultivait une sorte de fringale insatiable, passant d'un registre à l'autre avec gourmandise, quitte à, parfois, trop charger le produit fini. On le découvrait folkeux, une âme de bluesman scellée au manche d'une carrière qui commençait tout juste, et le voilà qu'il bifurquait vers un reggae moelleux, ou du funk parfaitement timé, ou une soul sortie droit d'un bon vinyle de papa puis enchainait avec un rock pêchu de derrière le garage lorsque ce n'était pas du gospel convaincu qui asseyait une spiritualité assumée. Essaimée ci et là sur une bonne poignée de chansons. Peu importait l'éventail de cette palette musicale - qui faisait le for de ses détracteurs- on aimait le gars. Beaucoup. On s'essayait soi-même à la dame à six cordes en reprenant ses chansons plus ou moins facile d'accès. Comme on le pouvait. Seul ou avec d'autres profanes. Isolé ou en public. On achetait ses nouveaux disques à l'aveugle, à la simple signature de son nom. Et tant pis qu'il risquait l'exercice de style en publiant un double-album obligatoirement inégal (Both sides of the gun). Tant mieux s'il conjuguait sa voix à celles des Blind Boys of Alabama (There will be a light) pour un opus gospel au firmament. On l'aimait pour cette appétence qui mariait ses amours dans un même disque (Diamonds on the inside, probablement la parfaite synthèse du talent volage d'Harper), ne serait-ce que parce qu'il citait ses nombreux modèles (Marvin Gaye, Bob Marley, Robert Johnson, Jimi Hendrix, Led Zeppelin - pour ne citer qu'eux) en les honorant respectueusement. Écouter un disque de Ben Harper, c'était écouter un disque d'histoire. C'était découvrir les patrons d'un art vénéré sous l'aune d'un disciple qui ne demandait qu'à transmettre en jouant. Un disciple qui, pour beaucoup de ma génération, était un modèle. Un modèle qui croisait le fer avec des gens tels que Taj Mahal, Pearl Jam, Piers Faccini, Beth Orton, Jack Johnson, Toots & the Maytals j'en passe et des meilleurs.
Et puis...
Et puis, Ben Harper s'extrayait (momentanément) de son groupe fétiche The Innocent Criminals. Erreur de carrière et carrefour crucial dans le caractère existentiel de mes oreilles. Sans doute que ce groupe dont il était le pivot favorisait certainement, implicitement, son équilibre et cette propension à partir dans toutes les notes. Car à vouloir slalomer un peu partout, Harper finit par évoluer nulle part. Alors s'enchainent des disques dispensables, des side projects plus ou moins oubliables (Relentless 7 ou Fistful of Mercy) qui, à force de se donner une imagerie rock lourdaude le desservant plus qu'autre chose, égare Harper Dieu sait où. Toutefois, s'il prend visiblement toujours plaisir à être sur scène, le désintérêt envers un individu qui ne sait guère plus où taquiner de la corde devient inévitable. On a beau aimer le copain, et beaucoup comme vous l'avez déjà lu, on le laisse évoluer dans son coin sans trop tenter de le dénigrer. On l'écoute encore mais de loin. On soupire plus que de raison. On désespère à penser que le copain a perdu son mojo et, comme souvent dans ces moments-là, on jette son dévolu sur d'autres pour lesquels on s'amourache. Arrive alors le projet avec l'harmoniciste Charlie Musselwhite, convaincant quoiqu'un peu propre, et ironiquement intitulé Get up !, s'il ne possédait pas cette saveur d'antan où le musicien réussissait à faire le grand écart sans se casser la binette, a au moins le mérite d'aspirer à une forme de retour aux sources. On ne dira pas que Ben y réussit là un quelconque comeback mais, du moins arrive-t-il à revenir par la petite porte; Childhood home, disque enregistré avec maman, est un petit cadeau de modestie tout sincère et à l'intimité acoustique qui est, évidemment, celle qui sied le mieux au copain. Quand bien même le copain ne semble jamais autant épanoui que lorsque la musique qu'il propose est fleurie, riche et généreuse.
Généreuse, la soirée de jeudi dernier le fut. Moi, le copain, cela faisait seize ans que je ne l'avais pas vu sur scène. Ben a beau avoir passé le cap de la cinquantaine, perdu ses cheveux - comme moi, sauf que le coquin les dissimule sournoisement sous un bonnet rouge évoquant sacrément Marvin Gaye - le retrouver a quelque chose d'extrêmement chaleureux. On a beau remarquer qu'il a recyclé le line-up de son groupe phare par la force des choses*, sa charpente musicale live s'est bonifiée avec les années. Assumant pleinement son statut d'artiste mûr (comprendre de quinqua biberonné avec tout un pan de la black music), Harper propose une relecture de ses standards sous un prisme soul qui lui confère une sacrée carrure. Humble, toujours à l'affût et à la recherche de nouvelles couleurs dans ses morceaux que le public connaît pourtant sur le bout des doigts, Harper et ses Criminals donne de nouvelles couleurs à leur set. C'est d'une dinguerie sidérante, d'une cohérence et d'une maîtrise qui fiche encore les fesses sur le bitume et tout le monde - même le type qui pensait avant que le show ne commence qu'Harper n'était bon qu'à enchainer les complaintes- en prend plein les mirettes. Des titres tels que Mama's trippin', Burn one down, She's only happy in the sun, ou même With my own two hands (chanson quasi casse-gueule tant elle suinte le pacifisme bon teint de l'intéressé) sont alors la preuve de l'intemporalité du bonhomme. Et si le public devra se contenter d'à peine plus d'une heure de set (festival oblige), les spectateurs sont debout à la fin. Unanimes, respectueux, devant un gars qui, en fait, n'est pas si loin d'entreprendre le plus périlleux chemin pour un artiste: réécrire sa légende.
Le site officiel de Ben Harper
Ben Harper était de passage en France. Notamment pour le festival Jardin Sonore (Vitrolles). D'où le petit article paru aujourd'hui.
(c) photo @Jacob Boll
* Notamment en raison du décès du génial bassiste Juan Nelson.