Lost – Si d’aventure

Où l'on célèbre en avance le vingtième anniversaire de la plus grande série du monde. Malgré et grâce à un final honni.

Placide Boucan
5 min ⋅ 06/02/2024

Il y a vingt ans, j’étais étudiant. Je m’interrogeais sur mon modeste destin d’individu, sur ce que je voulais entreprendre et sur ce que je pouvais entreprendre. J’essayais de trouver des réponses non pas dans mes études mais dans mes relations, mes lectures, mes passions diverses. Je tenais à peine debout, cherchant l’équilibre entre une tête lourde de questions existentielles et le gain de ma croûte en qualité de livreur de pizzas.

Depuis mon enfance, les séries occupaient une place de choix. Régulièrement, j’en débattais avec un de mes collègues livreurs. Un jour, ce dernier me demanda si d’aventure je connaissais Lost. Je lui répondis seulement de nom. A l’époque, c’était précisément une autre époque. Il n’y avait pas de plate-formes et les épisodes de série télévisée étaient diffusés de façon hebdomadaire. Pour être à jour, on guettait les rediffusions, on s’échangeait des VHS, on savait à peine qu’une mule pouvait rapporter des fichiers numériques et le concept de torrents, ou de ce type de sites pirates qui permettaient d’être à la page au lieu d’attendre une possible diffusion française nocturne deux ans plus tard entrecoupée de pubs, balbutiait tout juste. Si la France semblait (re)découvrir que les séries pouvaient être des œuvres de qualité, je n’avais pas attendu qu’elles soient à la mode, ou développées pour d’éventuelles futures providers, pour les considérer dignement. Bref. Le collègue me sortit alors les disques de son casier (enfin, si cela se trouve c’était de son sac à dos mais qu’importe, le casier fait mystérieux dans ma trame narrative) et me les confia. «Le mieux, c’est que je ne t’en dise rien. Regarde et tu m’en diras des nouvelles». En plus d’être l’un des meilleurs pitchs que l’on puisse énoncer, le collègue vit juste. Sans se douter à quel point Lost fut, et reste, un bouleversement majeur dans ma carrière de spectateur et d’être humain.


 “Lost a laissé une empreinte indélébile dans le cœur des spectateurs. Fusse-ce celui d’un malentendu.

Vingt ans plus tard, à l’occasion du futur anniversaire de sa diffusion, je me devais donc d’honorer le récit de Damon Lindelof & Carlton Cuse en ajoutant une question à la multitude d’autres qu’aura charpenté la série durant toute son existence : que peut encore bien représenter Lost dans l’inconscient collectif ? J’aurais tendance à répondre qu’elle se coltine malgré elle une réputation de série mal aimée. Sans doute parce que le public y a projeté une énorme attente dans tout ce que le récit déployait à foison. Faites hasardeusement la mention de Lost dans les conversations, et vous aurez un tombereau de moqueries qui vous tombera sur le museau de la part d’une majorité d’individus criant à la fumisterie. Pourtant, ces réactions passionnées, malhabiles parfois, toutes ces saillies railleuses se soldant souvent par un « Tout ça pour ça » sont la preuve indéniable que Lost a laissé une empreinte indélébile dans le cœur des spectateurs. Fusse-ce celui d’un malentendu.

Ours polaires, monstre de fumée, numéros maudits, symboles égyptiens, voyages dans le temps, lutte contre le Bien et le Mal, synchronicités, énigmes retorses et délicieuses… Dans sa généreuse propension à renouer avec l’enchâssement propre aux Mille et Une Nuits, la série cultivait avec panache le plaisir du vertige chez le spectateur, maitrisant l’art du retournement de situation et du chausse-trappe avec un tel brio que l’on excuse, encore aujourd’hui, les quelques rétropédalages et remplissages superflus (dus aux contraintes diverses de la production). En cela, Lost demeure probablement le dernier grand feuilleton moderne. Très référencée, s’autorisant des clins d’œils à Star WarsRobinson CrusoéLe Prisonnier ou The Twilight ZoneLost faisait autant le grand écart entre Koh-Lanta et Sa Majesté des Mouches. D’éminents scénaristes (Drew Goddard, Brian K.Vaughan, David Fury, Elisabeth Sarnoff, Damon Lindelof évidemment…) venaient apposer leurs pattes à ce monumental puzzle interactif en construction. Certes, Truman Show n’était pas loin dans le paysage mais Lost creusait autrement son sillon qu’avec une ode au libre arbitre. Lost croisait les destins, mariait le rationnel et le mystique, osait mettre de la métaphysique aux centres des enjeux d’un programme populaire (à ses grandes heures, elle était regardée par plus de 15 millions de téléspectateurs) et orchestrait la trajectoire d’une quinzaine de personnages à grands renforts de flashbacks tout en faisant confiance à son public. Qui, en avançant au même rythme que les héros, suivait et en redemandait goulûment, exactement comme on demande à celui qui interrompt son récit de continuer à raconter. De poursuivre encore un peu. De supplier un dernier chapitre avant de voir, finalement, les premières lueurs de l’aube traverser la fenêtre du salon…

En cela, Lost maitrisait l’art d’une narration fougueuse comme aucune série en son temps. Et, en dépit de ses nombreux avatars suivants (FringeFlashforward et autres Manifest), comme aucune n’a réussi depuis.

« Tu sais Jack, les scénaristes ont toujours soigné chacun de nos échanges. Par contre, le flambeau est un chouia trop près de mon crâne. » John Locke, ici interprété par le magistral Terry O’Quinn, dans ses œuvres.

« On ne pourra pas reprocher aux scénaristes d’avoir réussi l’exploit, sur autant de temps et d’épisodes qu’il ne m’en faut pour l’écrire, à investir les spectateurs dans quelque chose d’inextricable en apparence »

Bien sûr que les mystères autour de l’île (son origine, sa nature, sa vocation, son allégorie) étaient un élément important de l’ornement de la série, de son charme et de ses atouts pour lesquels les éloges – jusqu’à son dénouement- fusaient de partout. Mais les personnages, leurs dilemmes, leurs cas de consciences, leurs tourments, leurs peines et leurs joies, leurs propensions à justement être autre chose que les archétypes plantés dans le sable à leurs débuts, eux-aussi pesaient énormément dans la balance. Parce qu’ils étaient justes. Et juste incroyables. Ils pesaient énormément dans la balance car la dimension humaine au milieu de tout ce marasme était bel et bien le lien qui incluait le spectateur à être parti prenante du groupe et de son évolution. C’est ce que n’ont jamais compris les spectateurs floués de ne pas avoir eu LA réponse finale à toutes leurs interrogations, quand bien même ce serait faire un mauvais procès d’intention sur la supposée sournoiserie de Lindelof et de Cuse tant ces derniers n’ont jamais chercher à duper leur audience. Au contraire, on ne pourra pas reprocher aux scénaristes d’avoir réussi l’exploit, sur autant de temps et d’épisodes qu’il ne m’en faut pour l’écrire, à investir les spectateurs dans quelque chose d’inextricable en apparence afin qu’ils puissent y projeter leurs propres questionnements. Existentiels et rationnels. Alors, certes, tout cet éloge de ma part ne pourra pas empêcher de buter contre les mêmes arguments de ceux qui, déçus, découvraient une lecture parmi tant d’autres de l’artifice derrière le tour de magie. Mais d’artifice(s), il n’y en eut point, et de magie seulement celle d’avoir vécu une expérience collective unique où la beauté de l’envoûtement n’avait d’égal que le bonheur de se perdre et le privilège d’être étonné. Car au milieu du dédale, de cette série qui finalement les contenait toutes, Lost aura probablement parlé de vie et de mort mieux qu’aucune fiction de ma connaissance.

Il fallait pour cela des scénaristes de génie ainsi qu’un casting pour le moins épatant, capable d’aller chercher l’émotion et l’authenticité là où tant d’autres se seraient lovés dans la caricature ou le surjeu. Si Michael EmersonMatthew FoxTerry O’QuinnEvangeline Lily ou Josh Holloway figurent en haut du podium, les autres n’ont pas à rougir de leurs interprétations. Il y a dans ces six saisons des performances et autant de scènes hallucinantes dont je ne me lasserais jamais. Autant de leçons d’écritures et de jeu d’acteurs que vous en voudrez tous magnifiés par la magnifique partition de Michael Giacchino, celle-là même qui confère à l’ensemble une sorte d’aura mélancolique absolument sans pareille.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est une œuvre qui supporte haut la main le passage des ans et celui de multiples visionnages. Ainsi peut-on la revoir tout en sachant la fin et en y trouvant autant d’émotions. On regarde à nouveau Lost pour les mêmes raisons que l’on relit un livre, ou que l’on réécoute un album ou que l’on revoit pour la millième fois un film qui nous a marqué. Pour y trouver quelque chose de plus grand que soi, qui nous inspire et nous oriente lorsque nous sommes perdus, afin d’y puiser une forme d’aspiration à être plus juste, meilleur et moins seul.


Lost (ABC, 2004/2010 – 6 saisons, 121 épisodes)

Série américaine créée et développée par JJ Abrams, Damon Lindelof & Carlton Cruse. Intégrale disponible en DVD et bluray (même si, franchement, en bluray, c’est pas donné). 

Disponible également en streaming sur Disney Plus.

Placide Boucan

Par Jeoffroy Vincent

Calembouriste ostentatoire, hobbit culturel arborant désormais des cheveux gris (plus sels que poivre d’ailleurs), j’ai fait des études de lettre dans le seul but de devenir skateur professionnel après avoir dévoré la trilogie Retour vers le futur. On a pu me lire dans FrancofansLe Monde des sériesDes séries et des hommes ainsi que sur les innombrables blogs que j’ai ouvert selon mes humeurs. Je mange six fois par jours, j’aime le sucre en dehors de mon café et le mot “clafoutis”.

Autrement, et vous l’aurez compris, j’écris, dans mon coin et surtout pour les autres, depuis que je peux épeler orthographe sans me tromper.

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