Succession - La vie est une somme sur un bout de papier

Où l'on fait la dithyrambe du grand drama d'HBO qui renoue, enfin, avec le prestige d'antan...

Placide Boucan
4 min ⋅ 14/07/2023

La scène se passe à table, comme c'est le cas à de nombreuses reprises dans Succession, et elle incarnerait presque la synthèse d'une œuvre dont on a beaucoup, et à raison, chanté les louanges. La scène se passe à table donc et, à l'instar de ce que raconte (entre autres) la série de Jesse Armstrong, c'est une scène de confrontation*. Familiale, forcément. Une scène de confrontation entre Kendall, le fils déchu, et Logan, l'ogre patriarche qui mange tout sur son passage. Y compris sa progéniture. Bref, c'est une scène qui se déroule vers la fin de la série et, à ce stade, on voit mal comment ces deux individus qui ne peuvent pas s'aimer normalement peuvent, précisément, s'aimer encore. Alors que Kendall (Jeremy Strong, quel miracle d'acteur que ce bonhomme) est dans une démarche (hypocrite ?) de réconciliation potentielle, Logan (Brian Cox, monstrueux dans tous les sens du terme), lui, entend clairement sortir son fils de l'équation en lui proposant un pont d'or comme voie de sortie de l'entreprise dont il est encore à la tête. En lui renvoyant en pleine poire ses stratégies, d'envie de putsch, ses principes moraux de façade, Logan, dans un argumentaire lacunaire et brutal, rappelle à son fils ce qu'il devrait déjà savoir: peu importe qui l'on a en face de soi, peu importe si ce on est un parent, arrive fatalement le moment où le juste prix prend le pas dans la négociation. Le monde est régi par l'argent, pour l'argent, autour de l'argent. Le nier, ou le réfuter, c'est être aveugle si ce n'est sombrement idiot face à la réalité du système. C'est une scène où aucun mot n'est dit au-dessus de l'autre et, pourtant, d'une dureté et d'un cynisme absolus. Une parmi d'autres, comme il en pullule à merveille dans ce drama qui suinte ce qu'il dénonce par tous les pores narratifs possibles et imaginables. 

Rarement une série aura à ce point comprit l'importance et la pertinence de la satire avec un sérieux et une désinvolture proprement désarmante. Il n'y a pas longtemps, j'établissais dans ma tête un lien de parenté entre Les Soprano et Succession. Outre le fait que les deux programmes soient produits et diffusés par la même chaine, et qu'elle présente des familles dysfonctionnelles dans un environnement honteusement riche, je me disais que l'une et l'autre série avait cette acuité de parler à la perfection du monde tel qu'il existe. Et tel qu'on le déteste. Si l'on ôte une mise en scène malheureusement en deçà de l'excellence narrative dont la série de Jesse Armstrong fait preuve**, Succession est à la fois intemporelle dans sa forme (une tragédie familiale) et d'une acuité folle sur son fond (la décadence d'une époque en décrépitude). La regarder est une épreuve. Écrasante, éreintante, éprouvante, quand bien même elle s'autorise de rares moments de comédie inattendus qui nous apportent de quoi renouveler une ambiance pour le moins pestilentielle. De mémoire de spectateur, rarement une série aura réussi à peindre des personnages voraces tous aussi exécrables les uns envers les autres, sans, pour autant, jamais ne tomber dans la caricature. Ou oublier d'en montrer les failles et, Dieu sait qu'ils en ont, les blessures les plus déchirantes. 

"Je vous aime tous mais vous n'êtes pas des gens sérieux".
Logan Roy, Reherseal (4x02)

Il y aurait mille choses à dire au sujet de Succession. Son éminente critique du capitalisme, évidemment, qui broie tout sur son passage. Qui permet d'acheter tout et tout le monde. Qui fait la pluie et le beau temps sur tous les plans: sociaux, médiatiques, environnementaux, culturels...politiques. La famille Roy, et toute la cour qui l'accompagne, symbolise à elle-seule l'indécence égotique d'un écœurant microcosme qui tient le monde dans sa paume sans se préoccuper d'autre chose que du profit qu'il peut encore lui soutirer. De fait, Succession parle de pouvoirs, d'emprises, mais surtout d'humiliation. De ce que l'on peut endurer selon des raisons que l'on prêtera différemment selon les personnages. Ainsi, si la fratrie Roy cherchera désespérément un adoubement d'affection de la part du patriarche, des protagonistes tel que Tom, Greg, Gerri ou d'autres seconds rôles ploieront l'échine dans l'espoir de seulement conforter leurs places respectives dans la hiérarchie. Dès lors, peu importeront les scandales venant éclabousser le conglomérat, les ennuis judiciaires, les plaintes, les insultes, les emportements erratiques et successifs orageux du sieur Logan, tous reviendront lui manger dans la main à la première occasion. C'en est terrifiant. Fascinant mais terrifiant. Car, quand bien même il a beaucoup été question de la théâtralité inhérente au déroulement de la série, on ne peut s'empêcher de penser que ces personnages, parfaitement interprétés, existent en dehors du cadre de la fiction.

Jesse Armstrong n'est pas seulement un showrunner de génie qui a su mener son paquebot de grande ampleur pendant une grosse trentaine d'épisodes vers une destination particulièrement houleuse (With Open Eyes est un series finale d'une violence douloureuse dont on n'oubliera pas les dernières minutes de sitôt). C'est également un fin observateur de la nature humaine qui parvient, contre toutes attentes, à ne pas mépriser ses héros, surtout lorsque ceux-ci passent par la moulinette de dialogues d'une férocité absolue ou qu'ils sont exposés sous leur plus abjecte nature. Car, sous un terreau de cruauté particulièrement fertile, et servile, fleurit une empathie qui vient cueillir le spectateur lorsque ce dernier ne l'attend pas. Ou plus. Il fallait bien, pour cela, qu'il y ait une distribution exceptionnelle*** capable d'insuffler autant de sentiments contradictoires dans le cœur de personnages qui en sont brisés. Autant, donc, de nuances et de détails qui viennent parachever une œuvre qui fera date. Parce qu'elle cristallise les déviances de notre temps.

Sinon, on ne pouvait pas achever cet éloge sans inclure ce génial générique qui alterne maestria du montage et mélodie obsédante. Dont acte:


Succession (USA, HBO/ 4 saisons, 39 épisodes). Série créé par Jesse Armstrong. Disponible via le Pass Warner sur Prime Video. Disponible en DVD et en VOD.

Le site officiel de la série

QUELQUES TRUCS EN VRAC ET EN PLUS

*: La scène en question est issue de l'épisode Chiantishire (3x08).

**: Autant je peux entendre, comprendre et approuver les éloges au sujet de la narration et de l'écriture de Jesse Armstrong et son pool de scénaristes, autant le parti pris de la shaky cam et du multi-cadrage façon cinéma-vérité est à mon sens totalement contreproductif. Cela ne sert nullement le propos, n'a aucune valeur artistique cinématographie en plus d'être totalement irritant. Mais cela n'empêche pas le visionnage de cette excellente série, comme vous pouvez le constater 😏 

***: Il a beaucoup été cas de l'extraordinaire prestation de Jeremy Strong mais force est de constater que tous, de Kieran Culkin à Sarah Snook, en passant par Matthew Macfadyen à Nicholas Braun, tous les acteurs sont d'une exemplarité formidable.

NB : Je vous conseille également de lire l'excellent papier de mon camarade Benjamin sur Playlist Society

Placide Boucan

Par Jeoffroy Vincent

Calembouriste ostentatoire, hobbit culturel arborant désormais des cheveux gris (plus sels que poivre d’ailleurs), j’ai fait des études de lettre dans le seul but de devenir skateur professionnel après avoir dévoré la trilogie Retour vers le futur. On a pu me lire dans FrancofansLe Monde des sériesDes séries et des hommes ainsi que sur les innombrables blogs que j’ai ouvert selon mes humeurs. Je mange six fois par jours, j’aime le sucre en dehors de mon café et le mot “clafoutis”.

Autrement, et vous l’aurez compris, j’écris, dans mon coin et surtout pour les autres, depuis que je peux épeler orthographe sans me tromper.

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